Comment concilier impératif de confidentialité et stratégie de transformation centrée sur la co-innovation ?

Comment concilier impératif de confidentialité et stratégie de transformation centrée sur la co-innovation ?

Dans un environnement de plus en plus concurrentiel, connecté et globalisé, la co-innovation et la co-création de valeur sont désormais reconnues comme essentielles au développement et à la pérennisation des organisations.

Créer de nouvelles offres, permettre des usages inédits, déployer des processus de pointe et implémenter des modèles d’affaires disruptifs concerne toutes les organisations –  start-ups, PME, ETI et grands groupes, services publics et administrations. Mais cette co-innovation est-elle compatible avec le secret nécessaire à la protection des actifs vitaux ?

L’intelligence collective, fondement de l’innovation ouverte

Certes la culture, le contexte, le rythme, les moyens et les objectifs diffèrent d’une organisation à une autre. Mais toutes celles qui sont engagées dans cette démarche d’innovation connaissent une transformation stratégique pour se réinventer et se régénérer durablement. Comment y parviennent-elles ? L’un des leviers le plus puissants pour réussir une telle mutation est la co-innovation, c’est-à-dire innover en collaborant avec des structures en dehors de son organisation – y compris des concurrents.

La co-innovation présente de nombreux bénéfices :

    • Expertises supplémentaires et complémentaires à ceux disponibles dans l’organisation : connaissance du marché asiatique pour une entreprise qui n’opère qu’en Europe, compétences en cybersécurité pour des équipements médicaux, …
    • Nouvelles méthodes de travail : recentrage sur l’expérience client/utilisateur/patient/citoyen à l’instar du secteur privé dans les services publics, …
    • Opportunités et perspectives de développement personnel pour les collaborateurs : échanges et acculturation entre professionnels de profils différents tels que spécialistes de l’IoT et équipementiers agricoles, …
    • Génération de nouveaux projets rendus possibles par la mobilisation de l’intelligence collective : réponse à une crise sanitaire, conquête spatiale, TGV, …

 

La collaboration avec des acteurs extérieurs à l’organisation est devenue l’une des modalités les plus fréquemment utilisées depuis que ce concept a été introduit par Henry Chesborough dans son ouvrage Open Innovation: The New Imperative for Creating and Profiting from Technology. Dans ce modèle, la démarche “outside-in” consiste pour une organisation à enrichir sa base de connaissance en organisant des interactions de co-création avec un ensemble d’acteurs : l’écosystème, ou système formé par un environnement (biotope) et par l’ensemble des espèces (biocénose) qui y vivent, s’y nourrissent et s’y reproduisent. 

La notion d’écosystème englobe des réalités très variées et, en fonction de l’activité de l’organisation, comprend clients, utilisateurs, patients, citoyens, universités et centres de recherche, régulateurs et législateurs, fournisseurs, intégrateurs, distributeurs, … Elle est ouverte par nature afin de favoriser échanges et interactions entre les parties prenantes. Si cette ouverture à l’autre présente de nombreux avantages, elle comporte des risques et donc des coûts associés – aussi bien financiers qu’humains. Or nous constatons que ceux-ci sont souvent sous-estimés car peu ou mal identifiés et pas assez tôt en amont des prises de décision. 

À cet égard, un article paru en 2020 dans la Harvard Business Review analyse l’évolution du modèle de l’innovation ouverte vers celui où elle doit être protégée du pillage, de la malveillance ou du vol : l’innovation confidentielle. Quelle que soit l’étape où il y a création de valeur il est indispensable de maîtriser ce qui relève de la confidentialité et donc de la pérennité de l’entreprise. C’est à cette condition sine qua non que l’on peut concilier sécurité et innovation.

Le secret, une affaire de culture

A contrario, combien d’entreprises se sont repliées sur elles-mêmes telles des forteresses pour se protéger du monde extérieur ? Combien d’organisations appliquant le principe de précaution se sont interdites toute relation partenariale stratégique, dans l’espoir de conserver la maîtrise de leurs innovations et donc de leur destinée ?

Ainsi, dans de nombreux milieux (sécurité, défense, santé, aéronautique), il est de coutume de penser que pour se protéger des menaces externes de toute nature il est indispensable de tout verrouiller. Il serait néanmoins difficile de blâmer une attitude de repli face à une menace externe alors que les conséquences peuvent être graves.

Sans être aussi strict que Apple avec sa culture du secret, la maîtrise de la confidentialité nécessite d’abord de prendre conscience de ce qui a de la valeur dans son entreprise. Cette analyse introspective est un exercice  que toute entreprise doit mener pour identifier ses actifs vitaux. Ceux-ci forment le cœur du réacteur du développement et de l’innovation. Il s’agit en effet des ressources matérielles, immatérielles et humaines qui participent à la création de valeur pérenne : talents et compétences des collaborateurs, technologies et savoir-faire maîtrisés, brevets déposés ou non, données …

Cependant avons-nous toujours conscience que la menace peut également venir de l’interne ? En effet, le problème ne vient pas exclusivement de l’extérieur. Parfois, le collaborateur, l’organisation voire les processus créent des “brèches” à travers lesquelles des actifs vitaux peuvent s’échapper. En voici un exemple :

Alain est employé chez une fleuriste réputée du Faubourg Saint-Honoré à Paris qui constate que son chiffre d’affaires diminue sensiblement depuis 6 mois. Inquiète pour la pérennité de son commerce, la fleuriste aborde le sujet avec Alain et se rend compte qu’il discute naïvement avec son concurrent du quartier et divulgue inconsciemment des informations telles que le nom de clients (des hôtels de prestige, des sociétés du luxe…), les prestations commandées (compositions, bouquets…) et des tarifs associés. Sans cette prise de conscience rapide (6 mois), il est certain que cette fleuriste aurait fermé son commerce sans en identifier la cause.

Le constat est clair : les actifs vitaux pour l’organisation se cachent partout. Nous aurions pu penser que le seul actif vital de la fleuriste était son savoir-faire en composition florale. Or l’exemple montre que la pérennité de son business tient évidemment à son savoir-faire mais également à son fichier clients et aux prestations qu’elle facture.

En transposant l’exemple de la fleuriste à une ETI ou un grand groupe, il est aisé d’imaginer l’étendue de la surface à risque constituée par la somme des actifs vitaux. Quant aux start-ups, le risque est encore plus élevé du fait de sa relative immaturité business et organisationnelle. Or l’open innovation est partie intégrante de l’ADN des start-ups !

Tout semble donc opposer confidentialité et co-création de valeur : comment partager la création et l’innovation tout en protégeant des actifs matériels et immatériels stratégiques ?

Une démarche systématique pour co-innover et protéger ses actifs vitaux

En réalité ce paradoxe n’est qu’apparent. Pour l’adresser, il convient de mettre en place des mécanismes propres à l’innovation confidentielle. Ces mécanismes sont désormais indispensables pour appréhender les attitudes prédatrices des concurrents, gérer la naïveté des collaborateurs, maîtriser les phases de négociations partenariales, canaliser la fierté des ingénieurs, annihiler les différents biais.

En travaillant avec des organisations publiques et privées de toutes tailles et de tous secteurs, nous avons identifié 7 clefs pour conjuguer co-innovation et confidentialité :

  1. Amorcer la démarche en identifiant des projets à faible risque stratégique mais avec des opportunités de concrétisation à court terme et à coût modéré pour obtenir des “quick wins” équivalents aux POC largement employés dans les collaborations entre start-ups et entreprises plus matures.
  2. S’inscrire dans une vision stratégique d’innovation pérenne qui associe expertises et talents internes avec l’écosystème de référence.
  3. Pratiquer une boucle de retour d’expérience rapide pour adapter le dispositif opérationnel, en application de la méthode agile mais adaptée au contexte de l’entreprise et du projet
  4. Identifier et développer les talents qui vont être les acteurs clefs du processus à court et moyen terme ; le cas échéant anticiper la formation et le recrutement pour suppléer aux manques.
  5. Structurer et réaliser l’analyse, l’évaluation et la gestion du risque au regard des objectifs à atteindre et des bénéfices potentiels pour l’organisation – qu’ils soient financiers, humains, organisationnels, stratégiques ou de toute autre nature.
  6. Former à la prévention des risques de la non-confidentialité les équipes projet ainsi que toutes les parties prenantes (Achats, Finance, RH, Opérations, …)
  7. Mettre en place une gouvernance et un pilotage au sein de chaque organisation et projet ainsi qu’au niveau global.

 

Le secteur de la pharmacie a récemment fourni deux exemples illustrant l’efficience de ces clefs :

Le premier est la SbP Alliance (Systems-based Pharmaceutics Alliance). Elle rassemble cinq entreprises majeures du secteur pharmaceutique: Pfizer, GlaxoSmithKline, Eli Lilly, Roche et Sanofi ainsi que l’éditeur de logiciel de modélisation Siemens Process Systems Engineering. La finalité de cette alliance est d’appliquer l’outil de modélisation PROMS aux procédés de fabrication pharmaceutiques. Comme rapporté dans l’étude de la Chaire Coo-Innov de l’Université de Montpellier, “(…) en complément des avantages apportés aux partenaires, la SbP Alliance améliore les activités du secteur pharmaceutique dans son intégralité (…)”. On voit là comment l’ensemble de l’écosystème bénéficie de cette démarche d’innovation “coopétitive” et ouverte, dans un secteur réputé pour la rigueur dans la protection de la propriété intellectuelle.

Le second est la collaboration entre Pfizer et BioNTech qui a permis de développer le vaccin contre la COVID-19 en un temps record. Dans son entretien avec le Harvard Business Review, Alvértos Bourlá, le CEO de Pfizer, raconte comment Uğur Şahin et Özlem Türeci, le couple de chercheurs à l’origine de BioNTech, ont immédiatement vu le potentiel de la technologie d’ARN Messager. Le 1° mars 2020, ce sont eux qui appellent Pfizer et leur proposent de collaborer. La suite nous la connaissons. Dans l’article, Alvértos Bourlá donne la boussole qui permet d’atteindre de tels résultats : “(…) Tout au long de ma carrière, je me suis toujours concentré sur les utilisateurs finaux de nos produits, qu’il s’agisse d’animaux et de leurs soigneurs ou consommateurs en général, et j’ai encouragé l’ensemble organisation à adopter la même mentalité axée sur le patient, en mesurant résultats par les personnes (ou les animaux) servis plutôt que par les médicaments vendus (…)”. Il y dit aussi “(…) pour combattre des fléaux comme la Covid-19 et le cancer, nous devons nous considérer comme les contributeurs d’un vaste écosystème scientifique et d’un réseau d’innovation. Le monde des affaires peut intervenir et insister là-dessus (…)”.

Ces deux success stories prouvent qu’il est possible d’obtenir des résultats inespérés dans des territoires d’innovation majeurs tout en préservant les intérêts des parties prenantes particulièrement soucieuses de leurs actifs vitaux. 

La co-innovation confidentielle, une question de confidence

Loin d’être un oxymore, confidentialité et stratégie de transformation centrée sur la co-innovation sont totalement indissociables. Toutes deux sont fondées sur un rapport de confiance entre les organisations et entre les personnes.

Si elle n’est pas à ne pas confondre avec la naïveté, la confiance nous autorise à mettre les uns et les autres dans la confidence de nos réflexions et actions. D’ailleurs en Anglais, “travailler en confiance” ne se dit-il pas “to work in confidence” ?

 


Les co-auteurs

Arnaud Périlloux

Ingénieur de formation et titulaire d’une double certification HEC “Innovation and Entrepreneurship” et “Coaching d’Organisation”, il accompagne les entreprises dans leur innovation, leur stratégie. Son expérience et ses travaux d’étude l’ont conduit à formaliser le concept d’Innovation Confidentielle. Il est également cofondateur du cabinet Ic-Consulting spécialisé dans le conseil en innovation et le coaching des organisations.

Contact : arnaud@ic-consulting.fr

 

Patrick Giry-Deloison

Dirigeant du cabinet de conseil en stratégie d’innovation Sales & Marketing SaMaTransformation, il collabore avec des dirigeants d’entreprise – start-ups comme grands groupes. Il est également professeur de marketing et business management dans plusieurs business schools et co-animateur des INSEAD Business Angels Alumni France. Il est membre du Bureau de FITT France.

Contact : Patrick.Giry-Deloison@SaMaTransformation.com